par BRUNO MATEI » 20 Août 2011, 09:29
"La magie est une chose à laquelle on croit, ou et quand que ce soit, et qui que l'on soit".
Deux ans après son chef-d'oeuvre giallesque, Les Frissons de l'Angoisse, Dario Argento cristallise un coup double avec Suspiria, pièce maîtresse du Fantastique confrontée à l'univers de la sorcellerie comme aucun cinéaste n'avait su le retranscrire au préalable. Spectacle halluciné de sons et lumières, cet opéra de la mort nous emporte dans un tourbillon d'émotions à la merci d'un cinéaste transi par sa créativité esthétique. Un génie illuminé, réussissant à transcender la forme par la réactualisation du 7 art. Ou comment réinventer l'angoisse et la peur à travers l'existence des sorcières caractérisée par la mère des soupirs, Helena Markos.
Susie Benner est une jeune ballerine américaine débarquée à Fribourg sous une pluie battante. Après avoir pris un taxi pour rejoindre son académie de danse, l'école lui interdit l'accès sans raison équitable. Au même moment, elle aperçoit une jeune fille paniquée quittant brusquement les lieux. Quelques instants après, la mystérieuse inconnue se fera sauvagement assassinée. Susie va peu à peu comprendre que l'école renferme de sombres secrets alors que d'autres meurtres vont être occasionnés.
Suspiria débute de manière frontale avec une séquence introductive oppressante quand notre jeune héroïne, Susie Benner, sort d'un aéroport pour appeler furtivement un taxi, faute d'une nuit pluvieuse incessante. A bord du véhicule conduit par un chauffeur ombrageux, son trajet nocturne semble déjà emprunt d'une aura anxiogène alors que son regard troublé semble craindre l'opacité d'une pluie battante observée de l'extérieur des vitres du véhicule. L'inquiétude de Susie va encore un peu plus s'accentuer avec la découverte irréelle d'une présence humaine courant à travers bois d'une forêt clairsemée. Cette silhouette féminine est une jeune fille à peine congédiée de l'académie pour mauvaise conduite. Quelques instants avant cette fuite alarmante, Susie avait tenté de comprendre le vocabulaire émis par cette inconnue quand elle s'était adressée de façon lamentée à l'interphone de l'établissement. Argento, en pleine possession de ses moyens techniques créé déjà une ambiance atypique proprement fascinante et magnétique. Le fameux score lancinant façonné par les Goblin, aussi frêle et aiguë dans sa comptine doucereuse que violemment percutante dans ses accents opératiques furieusement agressifs, va venir scander ce florilège d'images fantasmagoriques jusqu'au fameux double meurtre. Un moment d'anthologie d'une cruauté hallucinée où l'on ne compte plus les coups de poignards assénés à la victime suppliciée, sans compter ce gros plan incongru d'un coeur battant transpercé par la lame d'un couteau acéré. Autant dire que les 20 premières minutes sont déjà pour le spectateur une épreuve horrifique jamais vécue de manière aussi sensitive et insolite sur un écran de cinéma ! L'expérience extrêmement virtuose (la caméra inventive, agile et maniable multiplie les angles et cadrages alambiqués !) est un véritable concerto funèbre oscillant les hurlements de la victime moribonde à la frénésie féerique des images élancées.
La continuité narrative nous mène par la main dans l'antre du mystère lattent parmi la présence de notre jeune ballerine installée dans cette étrange académie de danse. Un établissement d'une beauté baroque irréelle variant à l'infini les décors picturaux érigés sous une architecture hétéroclite, saturés de couleurs criardes et polychromes. Une splendeur esthétique désincarnée agencée à l'intérieur de chaque plan, où le moindre objet, symboles et détails les plus anodins sont mis en relief par une caméra en quête d'expérimentations nouvelles. Les différentes loges accordées aux apprenties danseuses et autres pièces secrètes qui environnent les alentours sont une perpétuelle découverte hermétique où l'entité occulte du Mal domine instinctivement ceux qui y ont trouvé refuge. Chaque caractérisation des personnages autoritaires nous fait songer de manière implicite que ce lieu flamboyant renferme des secrets inavouables. Le meurtre de l'aveugle égaré autour de vastes bâtiments historiques puis finalement égorgé par son propre chien ainsi que cette ballerine un peu trop curieuse, pris au piège dans des mailles de filet métalliques vont venir exacerber au spectateur cet irrésistible sentiment de perte des sens avec la réalité. Argento, plus que jamais alchimiste et manipulateur prodige, nous hypnotise la vue et l'ouïe à travers ces séquences inédites où l'horreur surnaturelle frappe sadiquement sans prévenir (zooms audacieux auscultant les plaies entaillées). Cet alliage brut de gore outrancier et de beauté raffinée est filmé d'une manière si épidermique qu'elle en tire admirablement une originalité pragmatique !
Et quand l'aspect historique de la reine noire, Helena Markos, est évoqué par un célèbre psychiatre, plus de doute n'est alors imposé à l'héroïne (mais aussi au spectateur), préalablement perplexe et hésitante. Le monde des sorcière existe bel et bien et Argento va rationaliser ce sentiment saugrenu du Mal surnaturel asservissant notre monde dans l'unique but de faire souffrir les autres afin de bénéficier d'avantages personnels et matériels. Mais les sorcières perfides ne peuvent obtenir ce pouvoir divin qu'en exerçant le mal commis aux êtres humains (par la maladie, les souffrance et fatalement la mort). Cette doctrine mécréante fondée sur l'anihilissement par la magie noire va culminer cette danse endiablée vers un point d'orgue paroxystique où l'antichambre de l'enfer est enfin dévoilée par la grâce d'une fleur d'Iris. Le code d'une porte d'entrée débouchant sa trajectoire vers un interminable couloir pour parachever la quête initiatique d'une Susie irrésistiblement intriguée et manoeuvrée. C'est à dire une quête ésotérique vers la découverte de la chambre d'Helena Marcos en personne ! La fascination exercée par cette confrérie véreuse atteint son apothéose dans des moments de terreur crispante et explosive confrontés à une novice ballerine en pleine mutation.
Mater Suspiriorum.
Conte de fée pour adultes auquel Blanche Neige se serait perdue au pays des merveilles, Suspiria est une ultime expérience avec la peur de l'inconnu et une initiation à la maîtrise subjective sous une forme immaculée de l'horreur gracile. Argento, hanté par ses ambitions occultes a créé ici l'opéra de la peur le plus étincelant oscillant inlassablement entre l'élégance épurée et l'horreur forcenée, où chaque plan est décrété par l'emprise de la mère des soupirs. Illuminé par la douceur chétive de Jessica Harper aussi engourdie par son environnement fantasmagorique qu'étourdie par l'enivrant concerto des Goblin, Suspiria est le ballet cabalistique le plus ensorcelant de l'histoire du cinéma.
