Point d'orgue de la filmographie de Scorsese pour certains,
Les Affranchis ne fait pourtant guère aussi mouche aux yeux d'autres, qui lui préfèrent
Casino,
Taxi Driver ou
Raging Bull. C'est toujours comme ça avec Scorsese, lui qui a signé tant de chefs-d'uvre dans sa faste carrière, les plus remarqués demeurant ceux dans lesquels De Niro joue. Difficile ainsi d'élire de manière objective le véritable Scorsese number one, et pourtant, on peut faire ses choix.
Les Affranchis peut paraître déroutant lors d'un premier visionnage, car il s'éloigne totalement des codes de mob movies habituels et se présente même comme une sorte d'antithèse du
Parrain ou de
Scarface. Eux misaient sur la grandiloquence, la démesure, voire la caricature, le film de Scorsese lui fait le strict contraire. En s'armant d'une narration solide comme le roc, le cinéaste s'immisce à l'intérieur du monde de la pègre italo-américaine de toute une génération et brosse une saisissante galerie de personnages plus vrais que nature. Ray Liotta campe le rôle principal, celui d'un jeune homme roué et auquel tout semble réussir, forgeant son petit empire à coup d'ingénieux délits, non sans l'aide de truands professionnels avec lesquels il partage des liens étroits. La voix-off omniprésente du personnage pourra en rebuter plus d'un, dautant plus qu'elle n'est pas toujours justifiée si on l'inscrit uniquement sur le compte de la compréhension du récit. Robert De Niro ne déroge pas à ses inestimables talents de comédiens dans la peau d'un gangster de souche irlandaise froid et implacable, alors que Joe Pesci excelle en tueur grande gueule plus impulsif que quiconque. Enfin, notons l'interprétation convaincante de Lorraine Bracco, dans le rôle d'une épouse d'origine juive dont la santé mentale se désagrège suite aux infidélités de son mari. Brillamment dirigés, ces acteurs ont l'occasion de donner le meilleur d'eux-mêmes et le résultat s'en ressent; loin des portraits stéréotypés de
Scarface et du
Parrain, Henry Hill, Jimmy Conway, Tommy DeVito et Karen Hill parviennent à afficher des sentiments et des attitudes prodigieusement crédibles, qui forcent l'admiration.
Les qualités intrinsèques de ces
Affranchis ne s'arrêtent pourtant pas là: en génie de la mise en scène, Scorsese multiplie ici les plans-séquences étourdissants et novateurs, à filer la chair de poule à n'importe quel cinéphile attentif aux merveilles techniques du septième art. Doit par ailleurs pour beaucoup à l'ampleur visuelle du film sa magnifique photographie, toujours aussi moderne actuellement. Nul doute que cette virtuosité artistique - toute scorsesienne si elle en est - joue un rôle considérable dans le respect et la reconnaissance suscités par l'uvre, sans parler bien évidemment de son interprétation au cordeau. Néanmoins, en dépit de toutes les éloges qu'il mérite,
Les Affranchis nous laisse avec un petit goût âpre dans la bouche: jamais émouvant, dépourvu de scènes spectaculaires, il véhicule une sensation d'amertume constante et s'amuse à nous balancer des éclats de violence crue et sanglante aussi rares qu'impromptus et choquants. Tarantino se sera indéniablement inspiré de ces partis pris dans ses uvres: les scènes d'action et les fusillades auxquelles l'on sattend se voient écrasées par de longues plages de dialogues - dont il faut pourtant mesurer la saveur et la nécessité -, et les subites explosions de brutalité, à la limite du Gore, arrivent généralement au moment où l'on le subodorait le moins. Cela dit, si Tarantino joue sur le fun et le triomphe du n'importe quoi référentiel, Scorsese opte de son côté, et avec une résolution ferme, pour une esthétique du réalisme, qui nous éclate d'ailleurs méchamment à la figure durant les vingt dernières minutes des
Affranchis, figurant parmi les plus belles illustrations cinématographiques de la chute d'un gangster. Et pendant tout ce temps-là, le réalisateur en profite pour redonner un coup de jeune à une multitude de tubes ringards des années 50-60 en les exploitant à n'importe quelle occasion, ce qui, avouons-le, confère sans doute un peu de chaleur à un environnement aussi glacial.
Remarquable fresque mafieuse, évocation morose de la vie bourgeoise et banlieusarde américaine, prodige de réalisation et d'interprétation,
Les Affranchis demeure l'une des uvres les plus réputées de Scorsese, doublé d'une référence absolue dans le vaste cercle du mob movie. En prenant le contre-pied total d'autres classiques du genre tels qu'
Il était une fois en Amérique,
Scarface ou
Le Parrain, qui imbibaient leur récit de lyrisme et d'émotion, ce film reflète un certain cinéma, le cinéma de Scorsese, décidément à part entière. Essentiel.
9/10