Judex
1963
Origine: France
Réalisateur: Georges Franju
Avec: Channing Pollock, Francine Bergé, Sylva Koscina, Jacques Jouanneau
Lorsquil fonde en 1936 la
Cinémathèque française en compagnie de son collègue et ami Henry Langlois, Georges Franju était alors habité par un amour immodéré pour le cinéma muet et sa narration purement visuelle. Les deux amis sacharnent à récupérer des copies de films alors oubliés pour les préserver. Cette nostalgie vivace pour ce genre en voie de disparition ne quittera jamais vraiment le réalisateur. Toute sa filmographie est à ce titre parcourue de fulgurances visuelles directement héritées de lère du cinéma muet, pensons notamment à la merveilleuse beauté plastique des
Yeux sans visages, quil réalise en 1960 et qui se caractérise par un nombre restreint de dialogues permettant à la poésie visuelle de Franju de sexprimer pleinement. Toutefois aucuns de ses films ne fera autant référence au muet que
Judex. Il sagit cette fois-ci du remake direct du feuilleton policier que Louis Feuillade réalise entre 1916 et 1917. Franju reprend ainsi la trame narrative du feuilleton, à savoir les aventures de ce mystérieux justicier qui traque les crapules sous le nom évocateur de Judex.
Après un très joli générique évoquant immédiatement les cartons utilisés par le cinéma muet pour figurer les dialogues, le film débute en nous présentant le richissime banquier Favraux, qui a fait fortune dans des circonstances troubles, inquiété par des lettres de menaces signées de la main du justicier: sil ne distribue pas la moitié de sa fortune à ceux quil a lésé avant le lendemain, minuit, il sera punit de mort. Favraux ne prend pas la menace au sérieux, il se contente dengager laimable détective Cocantin pour mener un simulacre denquête et vaque à ses occupations. Mais le lendemain, alors quun bal masqué est organisé dans le château de Favraux pour célébrer les fiançailles de sa fille, la banquier seffondre soudainement tandis que retentissent les 12 coups de minuits, comme lavait annoncé Judex
Bien loin de résoudre quelque chose, la mort du banquier et la fortune quil laisse semble plutôt attirer les convoitises dune bande de malfaiteurs
Volontairement complexe, le scénario regorge ainsi de rebondissements et de personnages. Lintrigue est très riche, pourtant elle se caractérise aussi par un usage explicite de nombreux poncifs. En effet malgré son apparente obscurité, lhistoire est très classique et dépourvue dambiguïtés, et se résume au combat manichéen de Judex et sa bande contre les bandits désireux de saccaparer la fortune de Favraux. Ce type de récit, simple mais efficace car laissant une grande place aux scènes de bravoures et au mystère, est bien évidemment un hommage appuyé aux histoires des feuilletons du muets, qui regorgeaient de savoureux affrontements, de trahisons et dévasions spectaculaires.
Judex utilise abondamment cette imagerie du feuilleton, et le film regorge de scènes de passages secrets et dendroits mystérieux où se déroulent des scènes dactions fantastiques et rocambolesques. Les personnalités bien campées des protagonistes de ces aventures jouent en leur faveur, et le spectateur retrouvera à coup sûr des souvenirs denfance lors de ces scènes indémodables où les courageux héros mettent en déroute les détestables bandits. Le talent de Franju permet de saisir, via ces scènes, lessence même du film daventure et son souffle épique. Et ce qui pouvait paraître comme quelque chose de simpliste prend alors la dimension dune indéniable qualité grâce aux images chargées de symboliques du film. En effet la force de Franju cest de donner un sens limpide à ses images via de stratagèmes de mise en scène dont lhabileté na dégale que leur évidence. Citons à titre dexemple cette fantastique scène de combats sur les toits, ou la gentille Daisy, vêtue de son costume dacrobate aux collants blancs, combat vaillamment Diana Monti, chef des bandits, en habits de voleuse aux collants noirs. Le contraste noir / blanc est des plus significatifs et se passe de commentaires.
Mais au-delà de son scénario, la plus éclatante qualité du
Judex de Franju cest sa mise en image absolument fabuleuse. Cette dimension est cette fois-ci plus à rapprocher du cinéma expressionnisme allemand, et notamment de la série des
Docteur Mabuse de Fritz Lang, dont les scénarios sont dailleurs très proches de ceux des feuilletons avec ces histoires de génies du crimes. Ainsi le noir et blanc flampoyant de
Judex est dun rare lyrisme et permet de donner une dimension presque fantastique à une intrigue pourtant strictement policière. Franju utilise le feuilleton pour nous livrer un hommage sincère à la toute puissance de limaginaire. La fragile beauté de ses images lui donne lapparence et la poésie dun rêve. La magnifique scène du bal masqué, où les danseurs sont tous affublés de splendides masques doiseaux et ou Judex apparaît par enchantement avec son masque de rapace, vient tuer Favraux (au masque de vautour) sans leffleurer, qui nest pas sans nous rappeler lexcellente nouvelle
Le masque de la mort rouge dEdgar Allan Poe, en est un très beau exemple. De même ce passage ou le fort sympathique détective Cocantin préfère raconter à grand recours dimitations lhistoire de
Alice au pays des merveilles à une petite fille au lieu de mener son enquête prouve la cohérence sans faille du film de Franju.
Le personnage de Cocantin, en plus dincarner le détective naïf et maladroit campé dun gamin futé et débrouillard en guise dassocié, sert également de personnage symbolique qui révèle à la fois la dimension onirique du film et lhommage appuyé aux feuilletons muets, via une lecture particulièrement savoureuse du
Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain, dont ladaptation en 1913 par Louis Feuillade est autrement plus célèbre que son
Judex et dont les droits ont été refusés à Franju pour en faire une comédie franchouillarde glorifiant les pitreries de Louis de Funès. Pourtant ce génie du crime adepte du déguisement aurait été un personnage parfait pour Franju obsédé par les masques, le visages et les regards. Il est cependant contraint de se rabattre sur
Judex suite à cette histoire de droits, mais parvient quand même à bénéficier de laide du scénariste Jacques Champreux, qui se trouve être lhomme de la situation à plus dun titre puisquil est non seulement le petit fils de Louis Feuillade mais également un très grand admirateur de luvre de Franju! Champreux adapte donc luvre de son aïeul en prenant soin déclipser toute la dimension de drame sociale de loriginal pour ladapter à lunivers de Franju.
Car malgré ses aspects très caractéristiques repris au feuilleton,
Judex est définitivement un film très personnel à son auteur.
Tout dabord par la présence de la charmante Edith Scob, égérie de Franju, qui avait déjà marqué les esprits par son interprétation poignante de la jeune femme défigurée dans
Les yeux sans visage et dont le minois ici rayonne dune grâce énigmatique et étrange qui séduit le spectateur. Tout le casting semble avoir été choisi dans ce but. Les acteurs ont en communs leur forte présence à lécran et leurs visages expressifs qui inscrivent véritablement lhistoire dans la réalité et donnent corps à lintrigue. Ceci permet également le réalisateur de sadonner à son jeu favori à lécran: celui qui se tisse entre les regards et les masques. Une thématique récurrente dans luvre du réalisateur, mais qui semble dévoiler les origines mêmes du cinéma muet, dont le jeu des acteurs est entièrement conditionné par leurs expressions et leur regards. En jouant avec limage, Franju ne tente jamais de faire exister ses acteurs par le dialogue, mais au contraire se crée un langage cinématographique propre qui rejoint dans ses méthodes celui quemployaient les films muets dautant.
Avec
Judex, Georges Franju réalise donc un chef duvre dune cohérence narrative époustouflante qui sapproprie jusque dans ses origines le genre auquel il rend hommage. Tous les aspects du film son révélateur de cette dimension: Le jeu des acteurs, la musique qui joue le rôle de miroir des sentiments des personnages, ce scénario qui intègre la dimension rocambolesque des récits daventures à une ode au mystère et à limaginaire et surtout ces images superbes dont Franju a le secret.
Enfin, pour le plus grand plaisir des cinéphiles, Franju récidivera dix ans plus tard en livrant un autre hommage aux feuilletons, très différent mais non moins réussi, avec
Nuits rouges.
Judex est disponible en dvd avec
Nuits rouges dans la collec "cahier du cinéma", jettez vous dessus!