par BRUNO MATEI » 10 Août 2011, 11:47
Deux ans après son superbe polar stylisé, Le Solitaire, Michael Mann entreprend de mettre en scène en 1983 un ambitieux film fantastique illustrant avec lyrisme de la dualité sempiternelle du Bien et du Mal sur fond d'occupation nazie. Néanmoins, La Forteresse Noire, initialement prévu à l'origine pour avoisiner une durée conséquente de 3 heures, se voit réduire quasiment de moitié par la production, faute d'un budget non conforme. En outre, quelques incidents techniques, la mort du superviseur des effets-spéciaux (Wally Veevers) en plein tournage chaotique, le climat hivernal rigoureux et les toquades de certains comédiens vont encore compromettre une oeuvre à la réputation maudite. Mais cette pierre angulaire du fantastique contemporain est aujourd'hui particulièrement reconnue par une horde de fans transis d'amour pour le travail consciencieux accompli par Michael Mann et ses comparses. En l'occurrence, 28 années ont passé et il serait peut-être temps de réhabiliter ce diamant noir déprécié et bafoué par la vicissitude !
Avril 1941, Europe de l'Est. Dans les montagnes rocailleuses d'un village des Carpathes, une armée d'officiers nazis sont dépêchés sur les lieux abritant une mystérieuse forteresse noire. 108 croix en nickel sont scellées dans les murs en interne de cette prison de pierre. Deux soldats un peu trop curieux décident de voler l'un des crucifix en argent alors qu'ils vont malencontreusement libérer une force occulte au pouvoir démoniaque. Rapidement, les officiers allemands craignent que des partisans du village ont commandités ces meurtres. Mais un nouvel escadron de SS régi par un capitaine drastique sans vergogne vient d'arriver dans l'enceinte de cette contrée maudite.
S'il fallait prouver l'indéniable pouvoir d'envoûtement et de lyrisme agencé à la Forteresse Noire, il suffirait simplement de jeter un oeil sur son générique introductif filmant inlassablement un plan séquence vertigineux filmant en amont l'immensité d'un ciel nuageux suivi de l'arrivée à basse altitude de véhicules motorisés conduits par les nazis chasseurs de juifs. C'est avant tout le magnifique score musical de Tangerine Dreams qui va permettre d'exacerber ces images diaphanes d'une beauté irrationnelle, accentuées en intermittence par des effets de ralentis limpides. En cinq minutes chrono, Michael Mann nous immerge de plein fouet dans un pays roumain champêtre auquel le 3è reich est venu de conquérir de façon hautaine et orgueilleuse.
C'est avec la découverte insolite de cette immense forteresse occupée par les nazis que les forces du Mal vont être involontairement délivrées avec comme ambition perfide d'annihiler le monde de son empreinte insidieuse. Pour cela, cette entité va peu à peu prendre l'apparence d'une créature corporelle du nom de Molassar. Après que les autorités allemandes ont lâchement exécuté des paysans accusés de partisanerie, une inscription indéchiffrable est mise en exergue sur l'un des murs de la citadelle. Les nazis contrariés par l'énigme de ces lettres d'un autre âge font finalement intervenir l'assistance d'un professeur d'histoire médiévale balkanique épaulé de sa fille, prisonniers juifs d'un camp d'extermination. Ils sont furtivement dépêchés sur les lieux pour traduire ce texte hongrois dont la langue n'est plus pratiquée depuis plus de 600 ans. C'est avec la contribution de cet historien bourru que les nazis vont pouvoir découvrir sa signification tandis que la créature envisage de l'asservir afin de débusquer un fameux talisman éclipsé en amont d'une montagne adjacente. Mais un mystérieux inconnu venu de nulle part, Glaeken, décide de prendre la route vers la forteresse avec pour objectif d'inhiber l'emprise du Mal, prête à s'extraire de sa vaste prison.
Dans un florilège d'images flamboyantes scandées par une partition électronique lancinante (l'arrivée des nazis dans le village, la traversée crépusculaire en mer, la scène torride des deux amants en extase sexuelle, les rapports affectifs de l'historien et sa fille emprisonnés dans leur cellule), l'atmosphère d'étrangeté qui en émane (la visite de la forteresse commentée par le prêtre s'adressant aum visiteur allemand, la 1ère rencontre avec Glaeken, les agressions immatérielles commises en pleine nuit contre les soldats, le point d'orgue apocalyptique sous un brouillard cotonneux) hypnotise les sens du spectateur immergé dans un univers atypique jamais vu sur un écran de cinéma ! Les décors baroques, opaques découlant d'un environnement gothique hérité du vampirisme et cette brume blafarde suintant des paysages naturels isolés nous transportent par la main dans une dimension onirique d'une rare acuité émotionnelle. A travers le récit fantastique d'un golem voué à l'achèvement du monde, Michael Mann juxtapose cette menace substantielle au spectre du nazisme pour énoncer une métaphore sur l'instinct du Mal et son hypocrisie mécréante. Hormis les carences du budget, la texture visuelle extrêmement ténue qui en résulte et le soin accordé à la créature, impressionnante dans sa carrure inébranlable autant que fascinante par sa présence maléfique nous entraînent dans un voyage lacté au bout des ténèbres.
Hypnotique, sensoriel, lyrique, envoûtant et d'une puissance visuelle rarement rendue aussi tangible au cinéma, La Forteresse Noire est un splendide poème macabre sur le sens de notre dualité scindée entre le Bien et le Mal. La mise en scène ambitieuse d'un créateur d'images graciles, l'exceptionnel score élégiaque de Tangerine Dreams et les acteurs charismatiques impeccablement dirigés (Scott Glenn, Gabriel Byrne, Ian Mc Kellen à l'aube d'une riche carrière et dans une moindre mesure la ravissante Alberta Watson !) culminent cette oeuvre charnière au rang de quintessence formelle du cinéma Fantastique moderne. On quitte de manière latente ce cauchemar enivrant avec une certaine mélancolie nonchalante d'avoir rompu si brusquement avec son univers fantasmagorique.
