par BRUNO MATEI » 13 Février 2012, 10:24
D'après le célèbre roman de Philip K. Dick écrit en 1966 (les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?), Ridley Scott s'atèle en 1982 à retranscrire son univers singulier dans un Los Angeles futuriste en dystopie. Quatre ans après son chef-d'oeuvre Alien, le réalisateur façonne une nouvelle clef de voûte de la science-fiction cyber punk conjuguée au film noir pour imposer Blade Runner comme l'un des plus grands films de l'histoire du cinéma. Et cela en dépit d'un sévère échec commercial mais aussi critique, ainsi qu'une multitude de versions remaniées...
Novembre 2019, Los Angeles. Quatre réplicants, des androïdes confectionnés par l'être humain pour devenir esclaves de travaux forcés dans les mondes extérieurs, s'échappent de leur planète et reviennent sur terre pour retrouver leur créateur. Rick Deckard, un blade runner renommé est enrôlé pour retrouver ces quatres fugitifs afin de les exécuter.
Dès les premières images, flamboyantes et crépusculaires, le dépaysement tangible d'un univers futuriste terriblement austère nous est illustré avec une esthétique cuisante de réalisme. A travers la plénitude incandescente d'une cité high-tech de Los Angeles, Blade Runner s'ouvre à nous, tel l'orifice d'un oeil azur transpercé par un brasier industriel. Ce macrocosme démesuré, aussi opaque que polychrome dans son florilège de néons flashys illuminant les cités urbaines et affiches publicitaires est d'autant plus trouble et singulier qu'il s'affilie à l'univers vétuste du polar noir des années 50. Par son architecture gothique, son design technologique et le style rétro de certains vêtements fagotés par nos flics austères, Ridley Scott agence la modernité futuriste d'un monde en état de marasme et celle antique d'une époque révolue. Le soin en demi-teinte accordé aux jeux de lumière et à l'obscurité des foyers tamisés accentue son ambiance ténébreuse alors que dehors, sous une pluie battante ou à la tiédeur d'une nuit récursive, chaque citadin semble déambuler à la manière de robots déshumanisés. L'incroyable richesse de ces décors baroques fignolant le moindre petit détail anodin, le sentiment tangible de se fondre dans cet univers oppressant en font une oeuvre hybride d'une beauté plastique hallucinée !
Dans une société morne en surpopulation incitant les humains à s'exiler sur d'autres planètes, un flic indécis est contraint de traquer quatre réplicants davantage conscients de leur condition humaine discréditée. Dans les foyers clairsemés, certains habitants de Los Angeles s'accompagnent d'un robot domestique afin de compenser leur mode de vie nonchalante mais aussi en guise d'affection.
Camouflés parmi la foule en ébullition, les réplicants sont des androïdes plus vrais que nature dans leur physionomie humaine, condamnés à vivre un court laps de temps (4 à 5 ans) en tant qu'esclave d'une société totalitaire en perte de repère. Soudainement épris de désespoir face à leur existence précaire, nos quatre fuyards décident de se rebeller pour retourner sur terre afin de retrouver leur créateur pour rallonger leur vie.
Dans un climat désenchanté suffocant, scandé par un score élégiaque de Vangelis, Ridley Scott dépeint avec un soin méticuleux son univers blafard d'un futur hermétique dans lequel le sentiment morne de la solitude est extériorisée par une population apathique. A travers le profil équivoque d'un flic enrôlé pour neutraliser des robots épris d'émotion, son cheminement va peu à peu lui réapprendre la notion d'empathie par l'amour d'une droïde suave et celui d'un réplicant anarchiste.
A travers cette traque meurtrière langoureuse jalonnée de moments lyriques d'une poésie funeste (la mort illégitime de Zhora incarnée par l'insidieuse Joanna Cassidy ou encore celle, symbolique, de Roy campée par un Rutger Hauer magnétique en ange déchu), le réalisateur traite avec complexité de la notion inhérente du Bien et du Mal. De cette amertume inéquitable de l'instinct de mort et la peur intrinsèque qui nous motive à réprimander l'étranger hostile. L'oeuvre visionnaire en quête de rédemption illustre avec subtilité un monde ou les humains s'amenuisent un peu plus chaque jour au profit d'une société d'allégeance alors que des androïdes avides de dignité sont aptes à substituer notre humanité en phase de déclin. Il s'interroge sur notre éthique à concevoir le monde à travers les motivations interlopes d'un créateur alchimiste ou divin.
Si nous étions des réplicants perfectibles conçus par un apprenti sorcier ?
Magnifiquement campé par un Harrison Ford pugnace mais finalement affranchi d'un élan humaniste et sublimé par la prestance chétive d'une Sean Young transie de mélancolie existentielle, Blade runner est une expérience de cinéma qui transcende l'outil artistique par la création formelle de son univers prédominant. Sa réflexion spirituelle sur la déliquescence humaine en perdition et le contrôle des masses par un régime contraire à l'utopie en font un chef-d'oeuvre hypnotique encore plus édifiant qu'à l'époque de sa sortie.
